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Chaque matin, le miracle se renouvela. Chaque matin, les griffes et les serres de la douleur étaient matées par les mains dont Himmler apprenait à aimer jusqu’aux élancements qu’elles lui infligeaient. Ainsi le souffrant, pour la drogue qui le soulage, chérit le mal que lui fait l’aiguille par quoi elle est injectée.
Mais là, il ne s’agissait pas d’un remède et d’un instrument. Le bienfait, la félicité tenaient aux doigts d’un homme, d’un bon gros docteur au bon visage, au bon sourire, aux bonnes mains.
C’est pourquoi le Reichsführer accueillait Kersten comme un magicien, comme un sorcier.
Tout habitué que fût le docteur à la surprise, à la gratitude ravies chez ses malades, quand il les délivrait de tourments dont ils n’espéraient plus guérir, le comportement de Himmler le laissait stupéfait. Jamais aucun de ses patients n’avait montré pour lui tant de révérence, d’exaltation, et presque superstitieuses. Avec Himmler, il semblait à Kersten qu’il avait entre ses mains un enfant débile.
Et cet homme, le plus puissant dans le IIIe Reich après Hitler et, plus encore que Hitler, redouté, cet homme dont la fonction même était de détenir les plus hauts et terribles secrets d’État, se montrait d’une indiscrétion incroyable. Détendu, relâché, détrempé, sous les mains du docteur, en proie à une béatitude comparable encore à celle des intoxiqués et qui abolissait les réflexes de prudence, de garde, Himmler avait besoin d’abandon dans la mesure même où, à l’état normal, il se méfiait morbidement de tout et de tous.
Ses confidences, il les faisait toujours pendant les traitements. Kersten avait pour règle de laisser toutes les cinq minutes environ quelque répit aux nerfs qu’il venait de triturer. La séance, qui durait une heure, comportait ainsi plusieurs arrêts, plusieurs pauses. Dans ces intervalles, pour détendre son malade et se détendre lui-même, Kersten engageait la conversation.
Si l’on veut pénétrer et comprendre la profonde trame de l’extraordinaire histoire qui commence à se nouer ici, il faut se représenter Himmler dans ces instants d’accalmie.
Le voilà qui émerge des remous atroces de la souffrance à la surface d’une eau merveilleusement tranquille. Son corps dénudé, meurtri, baigne et flotte dans une fluidité, une félicité sans bornes. Il regarde les mains qui l’ont tiré des abîmes. Elles reposent sur les genoux de Kersten ou sont entrelacées sur son ventre puissant. Au-dessus d’elles respirent doucement une poitrine, des épaules robustes. Plus haut encore sourit une large figure, charnue, rose, amène, aux yeux bons et sages. Tout, chez le magicien débonnaire, invite à la confiance, l’amitié. Et le Reichsführer, doublement vaincu, par la douleur d’abord et par l’arrêt ensuite de cette douleur, le Reichsführer dont l’existence entière est vouée, sans remords ni passion, aux tâches les plus secrètes, sordides et féroces, et qui ne peut avoir d’autres compagnons que policiers, espions, séides ou bourreaux, le Reichsführer Heinrich Himmler éprouve le désir invincible de parler enfin et pour une fois sans réticence, ni soupçon, ni calcul.
Le mouvement le plus naturel le porte pour commencer à discourir de lui-même, de son mal. Il a toujours eu peur d’avoir le cancer ; son père en est mort. Kersten le rassure.
Alors Himmler va plus loin dans l’abandon, la confession. Sa souffrance n’est pas seulement physique. Il a honte de lui-même. Il cache sauvagement ses sueurs, ses nausées, ses crampes. Il faut que personne, dans son entourage, ne puisse même les soupçonner.
— Mais pourquoi ? s’étonne Kersten. Être malade n’est pas un déshonneur.
— C’est un déshonneur quand on commande aux S.S., l’élite de la nation allemande qui est elle-même l’élite du monde, réplique Himmler.
Et le voilà lancé.
Kersten écoute une longue leçon sur le sang germanique et la gloire promise aux S.S. pour en être l’essence la plus pure. Himmler, dans ce dessein, choisit lui-même ses soldats, et pris sur le même modèle : grands, athlétiques, blonds, les yeux bleus. Ils doivent être infatigables, rompus à tous les exercices et, sur le plan moral, durs à eux-mêmes autant qu’aux autres. Comment lui, Himmler, lui, le Reichsführer de ces hommes dont il veut faire des surhommes, comment accepterait-il de leur laisser voir sa misère corporelle ?
Son propos prend tout de suite un tour dogmatique, pédant. Il revient sans cesse à l’excellence raciale du peuple germanique et aux signes qui la démontrent : la taille haute, le crâne allongé, les cheveux clairs, les yeux bleus. Qui ne possède pas ces attributs n’est pas un Allemand digne de sa race.
Kersten a beaucoup de contrôle sur lui-même. Mais sans doute il ne parvient point à cacher la surprise que lui inspirent ces propos, alors qu’il a sous les yeux la pauvre chair qu’il vient de pétrir et va pétrir encore, les pommettes mongoloïdes, la tête ronde, les cheveux noirs de son patient, ses yeux d’un gris sombre. Himmler dit en effet :
— Je suis bavarois, et les Bavarois, bruns pour la plupart, n’ont pas les caractéristiques dont je parle. Mais ils rachètent cette déficience par leur dévouement particulier au Führer. Car la vraie race allemande, la pureté du sang germanique se mesurent avant tout chez un homme par son amour pour Hitler.
Le regard, si terne à l’accoutumée, s’illumine soudain. Une surprenante émotion fait vibrer la voix monocorde. Himmler a prononcé le nom du demi-dieu.
Dès lors, il ne tarit plus. Hitler est un génie comme il ne s’en trouve que tous les millénaires, et le plus grand d’entre eux. Un être prédestiné, inspiré. Il sait tout. Il peut tout. Le peuple allemand n’a qu’à lui obéir aveuglément pour arriver au zénith de son histoire.
Au bout d’une semaine, Himmler s’était complètement habitué à penser tout haut devant son docteur.
Le huitième jour du traitement, pendant l’une des pauses où Kersten laissait détendre ses mains contre son ventre, le Reichsführer, dénudé et allongé sur sa couche, dit tranquillement :
— Nous aurons bientôt la guerre…
Les doigts mollement entrelacés de Kersten se nouèrent très fort. Mais il ne bougea pas. Il avait appris, en soignant Himmler, à manipuler non seulement les nerfs de son malade, mais encore certaines de ses réactions psychologiques.
— La guerre ! s’écria-t-il. Allons donc ! Et pourquoi ?
Himmler se redressa un peu sur ses coudes et répondit vivement :
— Quand j’annonce un événement, c’est que j’en suis certain. Il y aura une guerre parce que Hitler le veut ainsi.
La voix de l’homme chétif, à moitié nu, et dépositaire des plus terribles secrets du IIIe Reich, s’éleva d’un ton.
— Le Führer veut la guerre parce qu’il estime qu’elle sera très importante pour le bien du peuple allemand. La guerre fait les hommes plus forts et plus virils.
Himmler s’allongea de nouveau à plat sur le divan pour ajouter avec un peu de condescendance, comme s’il eût voulu rassurer un enfant pris de peur :
— Ce sera, de toute façon, une petite guerre, courte, facile et victorieuse. Les démocraties sont pourries. Elles seront tout de suite à genoux.
Kersten fit un grand effort pour demander d’une manière égale, naturelle :
— Ne pensez-vous pas que c’est jouer avec le feu ?
— Le Führer sait très bien jusqu’où il doit aller, dit Himmler.
Le temps de pause était écoulé. Les mains du docteur se placèrent de nouveau sur le torse grêle. Le traitement suivit son cours.
Quand le temps vint pour Kersten de regagner la Hollande, Himmler ne souffrait plus. Il ne s’était pas senti aussi bien depuis des années. Lui qui était soumis à un régime exténuant et insipide, et qui était assez gourmand, surtout de charcuterie, pouvait maintenant manger à sa guise. Il fit à son médecin miraculeux des adieux pleins d’émotion et de reconnaissance.